Rencontre autour de Bezdorijia «Chroniques d’un voyage en Ukraine»
Un mois après l’envahissement de l’Ukraine par la Russie, quelques ami.e.s décident de se rendre en Ukraine, un mois après le déclenchement de la guerre, à la fois pour mieux comprendre ce qu’il se passe et apporter du soutien matériel au peuple Ukrainien. Le livre Bezdorijia, Chroniques d’un voyage en Ukraine, publié aux éditions Éditions Burn-Août retrace ce parcours et ce bout d’histoire.
Ci-joint ici l’avant-propos de la Cantine syrienne [1] qui ouvre le livre :
Au nom de la « guerre contre le terrorisme », Vladymyr Poutine annonce le 30 septembre 2015 l’intervention militaire russe en Syrie aux côtés du regime génocidaire de Bachar al-Assad. La présence de l’armée russe en Syrie est alors décisive pour vaincre militairement le mouvement de révolte populaire déclenché en 2011. Au-delà des désastres politiques et humains dans le pays, l’intervention russe eut des conséquences dépassant largement les frontières nationales de la Syrie.
Quand les atrocités commises par l’armée de Poutine en Syrie (et ailleurs) trouvent comme réponse l’hypocrisie et l’impuissance de la « communauté internationale », personne ne devrait s’étonner de la poursuite franche et décomplexée de la politique meurtrière et impériale du régime russe, cette fois-ci en Ukraine. Pourtant, l’invasion de l’Ukraine a suscité une vague de stupéfaction, notamment en Europe. Comme s’il existait une incapacité cognitive à percevoir la possibilité d’une guerre, au sens classique, sur les sols européens. La guerre en Europe, avant l’invasion de l’Ukraine, faisait partie de l’histoire. Mais le passé a-t-il cessé un jour de se réintroduire dans le présent ?
Dès les premiers jours de la guerre en Ukraine, les révolutionnaires syrien·nes ont bien compris ce qui allait suivre : attaques aveugles, ciblage de localisations civil·es, doubles frappes visant les secouristes et surtout futilité des « solutions diplomatiques » portées par les États ou orchestrées par les « Nations unies ». Ce n’est pas l’histoire qui se répète… Nous sommes toujours dans le présent quand nous regardons l’anéantissement de Marioupol huit ans après celui d’Alep.
La Russie a utilisé la Syrie comme un véritable laboratoire de guerre. Sans gêne, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a pu affirmer que deux cent dix nouveaux prototypes d’armes ont été « testés » par l’armée russe en Syrie. Les mêmes pilotes militaires que ceux envoyés en Syrie pour « s’entraîner » au bombardement des populations locales sont aujourd’hui mobilisés dans la guerre en Ukraine. L’impunité dont bénéficie toujours le régime de Poutine concernant l’intervention de son armée en Syrie est l’une des raisons qui expliquent l’audace avec laquelle il a lancé une guerre totale en Ukraine.
À côté de la stupéfaction, nous avons également vu les réactions d’une certaine gauche radicale déterminée à nier la réalité des choses afin de conserver un pseudo anti-impérialisme hérité de la guerre froide. Les « anti-impérialistes » qui ont défendu le régime de Bachar al-Assad au lieu de soutenir les expériences révolutionnaires d’auto-organisation en Syrie sont les mêmes qui défendent aujourd’hui Poutine sous prétexte qu’il incarnerait, tout comme le régime syrien, la résistance contre l’impérialisme occidental. Malheureusement, cet anti-impérialisme manichéen et abstrait, en plus de prendre le parti des régimes autoritaires et sanglants, refuse d’entendre les voix des personnes directement concernées par les événements et activement impliquées sur le terrain.
Les textes réunis ici parient sur l’importance du geste inverse : les auteurices vont chercher les analyses, les récits et les impressions des personnes qui s’organisent sur place, dans plusieurs domaines et à de multiples endroits. Pourquoi faut-il écouter ces voix-là en priorité ?
Même s’il est toujours souhaitable de tenter de comprendre les intérêts économiques, diplomatiques et militaires des grandes puissances, se contenter d’une lecture géopolitique de la situation pousse à se déconnecter des réalités vécues depuis le terrain. Cela conduit à éclipser les protagonistes ordinaires du conflit, ceux et celles qui nous ressemblent, ceux et celles à qui l’on peut s’identifier, ceux et celles que l’on peut soutenir.
Se reposer essentiellement sur le discours de médias dominants (qu’ils soient pour ou contre l’OTAN, pour ou contre l’Union européenne) et leurs cortèges d’expert·es, qui ont généralement si peu (voire pas) de liens avec la situation qu’iels « commentent », accentue parfois l’état de confusion sans permettre de poser les questions pertinentes.
Ce livre apporte des éléments précieux pour commencer à comprendre et à penser ce qui se déroule en Ukraine, non seulement depuis l’invasion russe, mais aussi depuis la révolte de Maïdan. Ici, il ne s’agit pas de faire parler des spécialistes, mais plutôt de recueillir et d’écouter les voix de celles et ceux qui font face dans leur quotidien aux conséquences du conflit. Depuis 2014 pour certain·es.
En plus des entretiens menés avec des personnes rencontrées sur place, le livre rassemble des notes de voyage écrites par ceux et celles venu·es soutenir. Les descriptions des géographies et réalités traversées donnent un aperçu de l’ampleur et de la diversité des expériences d’auto-organisation en temps de guerre.
Une des questions fondamentales que ce livre nous pousse à réfléchir est la suivante : comment continuer à faire exister, en temps de paix, le même niveau d’auto- organisation que celui dont fait preuve la résistance populaire en Ukraine actuellement ? Comment faire durer l’entraide dans et entre différents territoires une fois que les crises et leurs effets se stabilisent ? Comment maintenir en vie les structures autonomes ayant émergé pour répondre aux nécessités matérielles une fois que l’urgence est moindre ?
En Ukraine comme ailleurs, il est crucial de poser ces questions dans un monde où les catastrophes écologiques, politiques, économiques et sociales ne cessent de se multiplier. Si nous voulons construire des avenirs où les peuples auront le pouvoir de se sauver par eux-mêmes au lieu de dépendre des États et des « grandes puissances », il est d’autant plus essentiel de faire circuler idées, matériel, personnes et savoir-faire entre différentes géographies.
Nous ne pouvons pas nous contenter de trouver des réponses aux urgences ou aux crises. Il nous faut, de manière continue, construire des relations d’entraide, d’apprentissage et de complicité qui dépassent les frontières des identités et des nations. Non comme une éthique abstraite, mais comme une stratégie révolutionnaire.
Ce livre et le voyage qui en a permis l’écriture est un excellent exemple de l’internationalisme par le bas que nous défendons et essayons de raviver depuis la France. Espérons que nous continuerons à chercher en Syrie, en Ukraine et ailleurs, des expériences de la même tonalité que celles que permet de découvrir cet ouvrage.
burnaout(at)riseup.net
[1] La Cantine syrienne de Montreuil est un espace transnational de rencontres et d’entraide impulsé par des révolutionnaires syrien·nes en exil et des militant·es internationalistes à Montreuil. Depuis 2019, en plus des repas solidaires hebdomadaires, la Cantine syrienne organise des moments de discussion et de partage pour réfléchir aux expériences des soulèvements populaires des dernières années avec ceux et celles actif·ves sur le terrain.