Le théâtre de Bligny de 1934 à 2023 !
Jusqu'au début du XXe siècle, les sanatoriums -à l'image des léproseries- étaient des lieux morbides, où l'on était relégué comme des parias à attendre la mort, aux bons soins de quelques bonnes sœurs compatissantes et rigides, et de médecins sur voie de garage.
Les gens déprimaient, dans des locaux souvent sordides ; s'ennuyaient à longueur de journée, sans rien à faire sinon ruminer leur sort..
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En inventant le concept -révolutionnaire- des Sanatoriums de Bligny dans les derniers jours du XXe siècle, les fondateurs-mécènes et les savants-médecins à l’origine de sa glorieuse histoire ont mis en œuvre ce que les historiens de la médecine retiendront sous le nom de « Méthode Bligny ».
Ainsi, à rebours de ce qui se pratiquait alors, il a été considéré que prendre en compte le psychisme et le moral des malades de la tuberculose était aussi important que de tenter de soigner leur corps, à une époque où la maladie ne se guérissait pas.
Après une longue période de sélection, c'est le Docteur Louis Guinard qui a été retenu pour donner forme à ce projet.
Les médecins de Bligny ont alors intégré au processus thérapeutique de l’époque toute une série d’activités culturelles et artistiques obligatoire afin "d’entretenir un esprit optimiste et joyeuxʺ, et toutes sortes d’activités culturelles et ludiques.
Bligny n’est pas l’inventeur de l’art-thérapie, mais Bligny est le premier à avoir mis ses principes en action à une telle échelle, mobilisant autant de ressources humaines et logistiques, et de moyens financiers. Envers et contre tous.
Entre les deux guerres, la « méthode Bligny » a été adoptée par la quasi-intégralité des sanatoriums de France, transformant radicalement la vie et le devenir des pensionnaires de longue durée des sanatoriums, quelle que soit leur condition sociale.
C’est Bligny encore qui a inventé le concept de « projet de sortie » lors que traditionnellement l’on ne sortait jamais d’un sanatorium, si ce n’est les pieds devant.
On faisait de tout : de la peinture, de la chanson, de la musique, de la poésie, de la gravure, de la photographie, de la danse, de la sculpture ; on jouait aux échecs, on composait des mots croisés, on se confrontait dans des concours d'éloquence, il y avait le cinéma...
Il y avait une bibliothèque, une des rares discothèques de l'époque, on avait tous les jeux de société, les revues à la mode...
On passait l'année entre compétitions et concours : on recevait des médailles, des coupes, des diplômes.
On revivait.
Ainsi, dès l’ouverture des sanatoriums de Bligny, avec les encouragements et le financement de la direction, les pensionnaires (on ne les appelait pas ʺpatientsʺ) se sont attelés à fabriquer des spectacles de tous ordres, en totale autarcie.
Ils faisaient tout : les costumes, les décors, la mise en scène (on parlait plutôt de ʺrégieʺ à l’époque) ; ils formaient des équipes, se distribuaient les fonctions -artistiques et techniques- répétaient, apprenaient, jouaient la comédie, chantaient, jouaient la musique, dessinaient les affiches et imprimaient les livrets...
Plusieurs périodes dans l’année étaient dédiées à de grandes fêtes où nos artistes se produisaient dans les salles de spectacles de Bligny, devant leur public de tuberculeux, lors de concerts, d’opérettes, de pièces de théâtre, de ballets, voire d’opéras de fort bonne tenue.
Ce fut la période héroïque qui dura jusqu’à la construction du Théâtre de Bligny en 1934.
La seconde période qui dura du mercredi 19 septembre 1934 -jour de l’inauguration du Théâtre de Bligny"- à la fin de la Seconde Guerre mondiale peut être qualifiée d’"apothéose".
En effet, le célèbre docteur Louis Guinard, premier médecin-directeur des Œuvres des Sanatoriums Populaires de Paris sur la colline de Bligny avait réussi à convaincre les mécènes qu’était venu le temps de mettre à la disposition des artistes-pensionnaires des moyens professionnels afin de donner plus de force à la ʺrédemption médicaleʺ que vivait les malades de la tuberculose à travers leurs activités artistiques.
Là encore Bligny fut précurseur et cela a -une fois de plus- bouleversé la donne.
Les spectacles prenaient une tenue que l’on ne pourra plus jamais taxer d’amateurisme.
Les moyens techniques exceptionnels dont disposaient les artistes de Bligny, donnaient à leurs productions une ampleur jamais égalée et les mécènes -habilement sensibilisés par Bligny- voulurent apporter leur pierre à l’édifice, multipliant les moyens mis à la disposition de la création de pièces de théâtres, de récitals de chants et autres opérettes.
Ainsi, le constructeur de pianos Pleyel offrit en 1930 un piano Grand-Concert d’une valeur de 6000 francs aux Sanatoriums de Bligny -une somme considérable à l’époque.
Les instruments de l’orchestre (aujourd’hui tous disparus) ont été offerts par les facteurs d’instruments les plus renommés, alors que les compagnies de disques donnaient régulièrement leurs dernières éditions aux sanatoriums et que la discothèque du Théâtre de Bligny comportait des centaines de titres, sans parler de la cinémathèque.
Après la Seconde Guerre mondiale, les traitements curatifs de la maladie -que l’on attendait depuis des siècles- sont enfin arrivés et les Sanatoriums de Bligny ont pu s’ouvrir sur l’extérieur.
Il se trouve -l’histoire s’écrit comme cela- que le célèbre professeur Georges Canetti de l'Institut Pasteur (le co-inventeur des trithérapies curatives de la tuberculose) avait un frère prénommé Jacques. (l'autre frère était Elias Canetti, prix Nobel de littérature)
C’était aussi le génial producteur qui a su dénicher de jeunes artistes devenus mythiques comme Jacques Brel, George Brassens ou Juliette Gréco, pour ne parler que de ceux-là. Les voici : Jean-Louis Barrault, Bourvil, Noël-Noël, Maurice Bacquet, Jean Nohain, Fernandel, Louis de Funès, Jean Poiret, Michel Serrault, Pierre Dac. Mais aussi Jean Amadou, Pierre-Jean Vaillard, Raymond Soupleix, Jean Breton, Anne-Marie Carrière, et tous les autres dont on se souvient aujourd'hui, ou pas.
Ils sont tous venus à Bligny à leurs débuts.
Leur producteur avait astucieusement réussi à leur faire intégrer que « Si Bligny rit, Paris rira. Si Bligny aime, Paris aimera ».
Et ils ne venaient pas juste par philanthropie (et bénévolat) pour distraire des malades.
Non, ils venaient avec leurs auteurs et leur équipe afin de tester leur dispositif avant d’affronter les crocs de Paris : valider leurs choix artistiques, essayer leurs astuces scéniques, vérifier les rires ; parfois corriger leurs textes ou l’ordre de leurs chansons ; roder leurs sketches, renforcer la cohésion de leur orchestre et "fuir Paris".
D'autres cabarets parisiens dont le Caveau de la République participaient également à ce mouvement.
Là encore, Bligny joua son rôle historique de fabrique de spectacles.
Bligny à l’orée du 21e siècle.
Et puis les malades de la tuberculose guérissaient désormais et les sanatoriums s'étaient dépeuplés pour la première fois en France depuis plus de mille cinq cents ans.
Bligny a entamé sa lente transformation en hôpital généraliste, et en 1971, le Théâtre de Bligny a fermé après une ultime séance de cinéma.
Pour trente ans.
Il faudra l’alerte lancée par un élu local, puis l’ambition de la présidence de l’Association du Centre Médical de Bligny, et le soutien financier des communes partenaires, du département, de la région et de l’état pour qu’enfin, après deux ans de travaux entraînant une réhabilitation totale de l’intérieur du bâtiment, le Théâtre de Bligny rouvre ses portes en septembre 2004.
La période moderne confirme l’élan historique.
En 2004, la présidence de l’Association du Centre Médical de Bligny autorisa la fondation de l’Association du Théâtre de Bligny qui est désormais l’exploitant du théâtre, et fit le choix stratégique (historique) de confier la direction du Théâtre de Bligny à un artiste plutôt qu’à un gestionnaire.
Ce choix -qui a d'abord paru incongru à certains- a permis la continuité de la glorieuse histoire du Théâtre de Bligny comme fabrique de spectacles.
En effet, ces créateurs -délégataires du Théâtre de Bligny- ne vont pas seulement produire leurs propres créations.
Ils vont -c’est une demande de l’hôpital- accueillir des artistes en résidence, qui y créent leurs spectacles pour le théâtre, la danse et la musique, réinventant un art de faire, installant les meilleures conditions possible afin d'offrir aux artistes une vraie liberté ; perpétuant ainsi la tradition instituée sur la colline de Bligny au tout début du XXe siècle.
Et maintenant ?
La confirmation du soutien des institutions locales, départementales, régionales et nationales à la perpétuation de cet élan historique permet au Théâtre de Bligny - exception culturelle en Essonne rurale - de confirmer sa vocation de lieu de résidence d’artistes en création, pour le théâtre, la danse, la musique, le cirque et les toutes formes novatrices de spectacles multimédias ; de renforcer ses moyens et la qualité de son soutien aux artistes, sans altérer sa vocation de diffusion de spectacles de tout type pour le public des patients de l’hôpital, et celui des habitants des villages de la campagne avoisinante.
Aujourd'hui, après bien ses incertitudes, on peut dire que le Théâtre de Bligny est sauvé.
Il convient cependant de ne pas se reposer sur des lauriers vaillamment gagnés...